Sihem Ben Sedrine : « En Tunisie, la nostalgie du régime de Ben Ali commence à disparaître »

By Unknown - juin 21, 2017






Sihem Ben Sedrine, ancienne opposante à la dictature de Zine El-Abidine Ben Ali, préside l’Instance vérité et dignité (IVD) mise en place en 2014 pour mener à bien la justice transitionnelle en Tunisie. L’IVD est chargée d’instruire des dossiers de violations des droits de l’homme et de malversation financières sur la période 1955-2013.

Depuis novembre 2016, l’institution a organisé une dizaine de soirées d’auditions publiques sur ces violations dont s’étaient rendus coupables les régimes autoritaires de Habib Bourguiba (1956-1987) et de Ben Ali (1987-2011). Dans un entretien au Monde Afrique, Mme Ben Sedrine se félicite que ce travail de mémoire ait dissipé le début de « nostalgie » pour Ben Ali qui commençait à s’exprimer devant les difficultés de la transition. Et elle dénonce le « blocage » de l’Etat qui handicape le travail de l’IVD.

Quel bilan tirez-vous de cette série d’auditions publiques qui ont eu un fort impact médiatique ?

Sihem Ben Sedrine Les auditions publiques de l’IVD sont l’un des outils prévus par la loi pour démanteler le système de dictature et de corruption. C’est aussi un outil pour que l’opinion publique soit saisie de tous ces mécanismes de corruption et de violations des droits humains, pour que les gens comprennent de quoi il retourne. Il s’agit de garantir leur non-répétition.
Après ces dix séances, nous sommes plutôt satisfaits. On a mis un terme à la nostalgie de la dictature qu’on a vu apparaître en 2015 et même début 2016. Les gens ne disent plus : « On regrette Ben Ali. » Car on peut regretter une dictature. On l’a vu dans l’est de l’Europe. Les Allemands ont un nom pour ce concept : « Nostalgie », la nostalgie de l’Est, la nostalgie du communisme, la nostalgie de la dictature. Parce que la transition est le moment le plus difficile et le plus ingrat du passage à la démocratie. On n’a plus les avantages de la dictature, on n’a pas encore les avantages de la démocratie, mais on a les inconvénients des deux. On en vient à dire : « Avant, c’était mieux. Pourquoi pas la dictature si elle nous assure de la stabilité ? » En Tunisie, les gens peuvent regretter la stabilité, mais ils ne regrettent pas le dictateur. Nous sommes fiers de cet acquis. Nous pensons avoir mis les bornes, les balises. Et bien sûr, tout reste à faire. On n’en a pas encore fini avec la transition.

Dans ce travail, vous avez des relations conflictuelles avec la présidence de la République. Qu’en est-il ?

Il est à regretter que la présidence de la République se soit placée dans une posture d’obstruction à l’égard de la justice transitionnelle, l’une des revendications de l’après-révolution. Les Tunisiens ont dit : « On ne va pas régler son compte au passé par la violence, par le lynchage, par la revanche. » C’est quand même mieux de passer par la voie du dialogue, par un processus de recevabilité où les responsables de violations des droits humains et économiques reconnaissent ce qui s’est passé. Il y a là un volet pédagogique : on apprend comment ça fonctionnait. Après, les auteurs de violations demandent pardon. Et on leur pardonne.
Les débats sur la justice transitionnelle avaient donc commencé dès 2011. La loi organique fondant l’IVD, issue d’une implication de la société civile, a été adoptée en décembre 2013. Puis, en 2014, le parti Nidaa Tounès remporte les élections. Ce parti était formé de plusieurs composantes : des gens de gauche, mais aussi une forte composante de personnalités de l’ancien régime. Le candidat de ce parti à la présidence de la République, Béji Caïd Essebsi, qui a été élu, a dit clairement lors de la campagne électorale qu’il n’était plus d’accord avec la justice transitionnelle et allait dissoudre l’IVD. Dieu merci, la justice transitionnelle continue, malgré les obstructions. C’est le souhait du peuple tunisien.

Vous avez fait l’objet de campagnes de presse vous accusant d’être le jouet du parti islamiste Ennahda. Que répondez-vous à ce cela ?

Il n’y a pas de jouet d’Ennahda, tout bêtement parce que l’IVD prend ses décisions d’une manière totalement autonome. Elle ne consulte pas Ennahda pour ses choix stratégiques. Il y a des bénéficiaires et des perdants de la justice transitionnelle. Qui gagne ? Les victimes des systèmes despotiques et mafieux. Qui perd ? Les auteurs de violations. Mais ces derniers sont en fait les premiers bénéficiaires. Ils auraient vraiment été perdants s’il avait été question d’une chasse aux sorcières. Là, on est dans un processus qui aboutit à la réconciliation après la redevabilité. Pourtant, le simple fait de leur demander des comptes les embête. Qu’ils n’attendent pas de nous qu’on arrête. On continuera à demander des comptes à toute personne qui a une responsabilité dans la dictature qui avait mis en coupe réglée le pays, dans les violations des droits humains et économiques. La Tunisie est en train de subir le contrecoup de cette captation des richesses du pays par un groupe à la faveur d’un système de privilèges. La loi est claire : c’est notre rôle de démanteler ce système, de définir les responsabilités.

En novembre 2012, époque où Ennahda dirigeait le gouvernement de coalition, la répression par la police d’une manifestation pour l’emploi avait fait à Siliana 300 blessés, la plupart atteints de tirs de chevrotine. Organiserez-vous une séance d’auditions publiques sur ces violences ?

Il y aura une audition publique sur Siliana, je vous le garantis. C’est un événement important dans la vie des Tunisiens. Vous allez voir que l’IVD fait son investigation de la manière la plus neutre. La rumeur que l’IVD n’est pas neutre a été lancée avant même qu’elle commence son travail en août 2014. Il y avait des campagnes sur le thème : « Ils ne sont pas neutres, ils ne sont pas indépendants, la présidente est une personnalité qui veut prendre sa revanche sur l’ancien régime, etc. ». Ce sont les mêmes éléments de langage qui se répètent en permanence.




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